with you — Ah Ri

« Des fois Ji-Young se demandait, oui; qui avait érigé ces monuments.
Qui avait été celui portant pierre à l’édifice ? Pensant ces dômes aux vieux airs occidentaux ? Et qui; oui, était venu poser la grande roue ? Qu’y avait-il eu; avant eux — avant les fous, les jeunes, les délinquants ? Sans doute des artistes, des hommes aux rêves plein la tête; aux yeux bourrés d’étoiles et d’imagination. Car, n’était-ce pas beau ? De simplicité; dans l’inachevé ?

Il ne savait pas.
Ne savait rien; ou du moins pas grand chose. Jamais assez — aussi se posait-il toutes ces questions; assis sur une marche pavée, tout contre un des dédales ouverts réservé aux muses. Il n’était pas vers les entrées principales, non; mais plus vers celles dissimulées, souvent empruntées par les jeunes femmes après leurs longues heures de travail. Il attendait, compreniez-vous; sans trop de but. Attendait que son amie, sa tendre confidente Nova finisse sa nuit; en ait fini avec ses clients.

Il s’en doutait, pourtant; que ce soir elle ne viendrait pas. Avec l’arrivée récente de nouveaux sur l’île; les activités de joie reprenaient de bon train. Peut-être était-ce la colère pour certains, la délivrance pour d’autres; qui les poussaient à venir se glisser dans les bras et seins de ces êtres envoutants; baignés de chaleur et de douceur. Elles étaient, pour la plupart; poupée de leurs envies. Aussi pouvaient-ils se clamer roi pour un instant, s’inventer le masque; l’allure qu’ils souhaitaient.


Et il ne comprenait pas, non; Ji-Young. Ce besoin que tous ces fous éprouvaient. Pourquoi s’incarner animal; tout d’un coup, alors que l’homme était si riche ? Pourvu de sens, d’une âme et de pensées ? Ne pouvait-on pas aimer simplement, tendrement ? Ne pouvait-on pas; non, se sourire et s’embrasser de ses bras, de ses mains ? Ne pouvait-on pas poser un baiser sur le front, presser sa paume tout contre une autre ?

Où était l’affection ? Y avait-il le quelconque sentiment ? Si ce n’étaient de vulgaires besoins ? Enfin. Lui-même n’avait jamais trop approuvé l’amour qu’un homme pouvait porter à une femme; lorsqu’il voulait fonder un foyer. Il n’avait connu que celui affectif, attentionné — que le platonique. S’était incarné amitié et fidélité; et avait basculé bien trop tôt sur cette île. On lui avait arraché les ailes, supprimé son rêve; alors qu’il allait enfin pouvoir l’empoigner, l’incarner. Et peut-être, oui; si on lui avait laissé quelques années de plus, aurait-il fini par compléter sa palette des émotions. Peut-être serait-il sorti, enfin; avec un autre. Aurait-il posé ses lèvres contre comparses, et aurait-il voulu finir de manière romantique et paisible ses jours avec une autre.

Aussi avait-il de l’affection, pour ces bouts de femmes. Pour ces beautés, poupées — pour ces éclats d’âme fracassés. Il en connaissait quelques unes, de vue et d’autres plus personnellement. Pas qu’il ait, un jour; touché à elles. Il s’était contenté de discuter, d’embrasser paisiblement les contours de leurs êtres; celui profond, interne — celui spirituel. Il les avait aimé pour ce qu’elles étaient, et non pas pour ce qu’elles représentaient; physiquement. Il les aimait toujours, d’ailleurs; au-delà des étiquettes.

Allait-ce devenir son refuge ? Que d’errer parmi ces blessées ? Parmi ces coeurs éraflés, brûlés; parmi ces corps où existaient, tapies; de vieilles cicatrices ? Peut-être. N’avait-il pas, après tout, rencontré Nova ici-bas ? Et Ah Ri.


Ah Ri qu’il ne saisissait pas tant — un peu. Suffisamment pour lui vouer une sincère affection; pour vouloir l’emplir d’attention, l’enrober de confiance et douceur. Il ne s’agissait pas de pitié, non; juste de sincérité. D’un personnage humble s’éprenant d’un autre. Et il l’avait effleurée, de par leurs discussions; avait appris à l’appréhender. Mais toujours oui toujours elle semblait s’échapper. Aussi était-il curieux, anxieux. Aussi avait-il peur, pour elle. Pour ce qu’elle avait du vivre, expérimenter. Aussi des fois se sentait-il étouffé par leur différence, par ce gouffre les séparant; les rapprochant — les unissant.

C’était un peu étrange, lui-même ne comprenait pas. Mais la voulait là, tout près de lui. Pour ne pas perdre pied; pour pouvoir aimer. Il avaient envie d’en prendre soin, de placer son humanité en elle. Et il se sentait capable, oui; de répondre à ses questions. De parler de lui; de raconter l’avant. Comme il se sentait ému, hésitant; vis à vis d’elle.

Il se sentait si maladroit, si peu délicat.
Il avait peur de la briser, oui.
Souvent.



Et il était là, Ji-Young; à s’unir à la nuit. Ses coudes posées sur ses jambes; il reposait son visage dans ses mains. Il n’était pas tant compliqué; juste quiet. Il avait le visage de l’enfant sage; de l’étudiant. Il avait le visage du procureur, de la douceur; de la personne qu’on avait abandonnée, et que jamais on était retourné chercher. Il était perdu, oui; et attendait son train. Attendrait un être passer devant lui, dans cette arrière partie du lieu. Dans cet endroit un peu secret, réservé ou il n’avait pas tant droit d’être. Mais c’était si calme, si paisible — mais c’était tant tout ce qu’il recherchait.

Ce qu’il incarnait.
Repos.

De l'air. Ah Ri avait besoin d'air. Dans ce monde où seule la débauche était reine, la jeune chimère avait la lourde sensation d'étouffer. Elle en avait assez. Assez de voir ces hommes et ces femmes clamaient à qui voulait bien l'entendre qu'ils se payaient les services des catins de l'île et que « c'était le pied. » On croirait entendre ce salaud. A la simple pensée de son père, la jeune femme leva les yeux au ciel, exaspérée, tendant son majeur haut vers le ciel.

Le taux de mineurs offrant leurs services l'alarmait, elle qui ne connaissait que trop bien les durs ficelles du métier. Déambulant dans les tunnels de ce quartier aujourd'hui familier, Ah Ri observait ces visages qu'elle ne connaissait que trop bien allés et venir de différentes allées, saluant au passage d'un clin d’œil charmeur certains de ses habitués. Il est vrai que quelques personnes n'étaient pas aussi répugnantes et malsaines que d'autres. Il fallait de tout pour faire un monde, après tout.

Certains étaient rongés par la honte, osant à peine la regarder dans les yeux. D'autres éprouvaient une culpabilité telle qu'on ne les voyaient qu'une seule fois. Un client avait même pleuré, après. Il était ensuite entré dans une sorte de rétrospection intérieur à laquelle la jeune femme n'avait pas vraiment prêté attention. Cela dit, elle préférait ces personnes avec ne serait-ce qu'une once d'humanité, aussi profonde pouvait-elle être dissimulée, que ces vulgaires sauvages qui cherchaient à la posséder pour assouvir quelques attentions malsaines.

Réajustant son châle autour de ses épaules si frêles, Ah Ri quitta un des nombreux tunnels du quartier qu'elle arpentait. Souhaitant simplement s'asseoir à l'écart pour se perdre dans ses pensées, en fumant peut-être même un joint, d'ailleurs, histoire de ne pas trop broyer du noir en retournant bosser. Elle sonda un instant l'espace qui l'entourait et s'assit un peu plus loin de l'entrée de ce maudit tunnel. Et voilà que l'instant d'après la demoiselle se retrouvait le regard perdu, visage vers le ciel.

Ah Ri pensa un instant qu'il lui faudrait bientôt faire un tour chez les magiciens, histoire de se réapprovisionner. Elle n'en était pas très fière mais il lui fallait tout de même admettre que certaines drogues lui avaient évités bien des idées noires. Il lui était beaucoup plus supportable de travailler, après. De toute façon, personne ne pouvait vraiment prétendre être blanc, ici. Ji-Young.

Les traits de la chimère s'adoucirent lorsqu'elle réalisa qu'il était là, dos à elle. Peut-être était-il à lui seul l'exception confirmant la règle. Lui aussi, quelque part, lui avait évité bien des idées noires. Il était le seul homme sur cette île qui semblait ne pas parler à Ah Ri par intérêt. Il n'avait pas envie de ses services, il ne voulait pas lui vendre une quelconque substance illicite, non. Dieu sait comment ils avaient sympathisé, tous les deux. Ça s'était fait comme ça, à force de rencontres hasardeuses où Ji-Young attendait Nova et où Ah Ri voulait fuir ne serait-ce que cinq minutes ce quotidien étouffant.

Pourtant, il lui était encore difficile de considérer Ji-Young comme un ami. Ah Ri savait, au fond d'elle, qu'il était innocent, désintéressé mais en combien de personnes la jeune chimère avait-elle eu confiance avant lui ? Combien d'individus s'étaient joués d'elle ?

À cette pensée, la petite fille au fond d'elle poussa un gémissement plaintif. Ah Ri repensa à cette femme dont elle ne connaissait que trop bien le nom maintenant. Elle avait cru, l'espace d'un instant, qu'elle la sortirait de cet enfer dans lequel son père régnait en maître. L'enfant qu'elle était s'imaginait partir loin, vers une vie meilleure, avec cette dame aux milles promesses qui aurait pu, avec le temps, devenir une mère de substitution à ses yeux.

En ouvrant la porte de la chambre d'hôtel, devant ces hommes gras qui s'adonnait déjà à des immondices avec d'autres enfants, Ah Ri avait vomit. Cette sorcière au sourire répugnant semblait se réjouir de la chute de sa mascarade. La petite fille ne réalisa malheureusement que trop tard à quel point l'être humain, empli de vices, n'hésitait pas à user de ses charmes pour obtenir satisfaction.

Ah Ri chassa rapidement ce souvenir pénible de son esprit, elle avait conscience qu'il lui fallait avancer. Vivre dans le passé ne lui amènerait rien de bon, elle le savait. Se faire un ami pourrait être l'élément déclencheur qui l'aiderait à enfin tirer un trait sur ce passé dont elle était peu fière. Aujourd'hui, elle essaierait de ne pas fuir.

Elle se leva, avança lentement dans le dos de Ji-Young et vint poser son châle sur ses épaules. « Tu vas attraper froid à force d'attendre Nova ici. » Ah Ri lui lâcha un sourire qu'elle voulait sincère et vint s'asseoir à quelques mètres du jeune homme, craignant la proximité. « Je ne l'ai pas vu aujourd'hui, cela dit. Je ne sais pas si elle est libre. » Elle replaça une mèche de cheveux derrière son oreille, les mains coincées entre ses jambes croisées. « ... Bonsoir ... » S'en suivit un rire nerveux, décidément la conversation n'était vraiment pas son point fort.

« Il y avait eu un sursaut, subtil. 
Des yeux se levant et venant se perdre sur le visage de celle qu’il connaissait tant; de ce songe toujours s’échappant. Aussi y avait-il eu un sourire, tiède d’amour; et l’envie soudaine de la retenir. D’attraper d’une main quelques uns de ses doigts, de la tirer à lui et de lui dire; de lui chuchoter que tout irait, que lui; il l’aimerait. Qu’il ne lui offrirait de ces passions torrides, mais de ces affections calmes s’éternisant sur les contours; la durée — de ces attentions qui jamais ne se perdaient, tarissaient.

Mais il ne l’avait pas fait.
Trop soucieux de la voir se crisper, disparaitre entre deux clignements. Elle lui semblait vent, animal — elle lui semblait fragile, oui. Femme, sans doute. De ces savants mélanges de force et de sensibilité, de beauté et d’égaré. Enfin. Qui était-il, pour la juger ? Hormis une ombre de lui-même, un innocent que la sentence avait rendu coupable ? Que pouvait-il bien dire, alors qu’on l’avait condamné au silence; à la repentance ? Lui criminel, voleur de famille; terroriste de l’amour. Lui assassin de l’amitié, brisant ce qui était cher; explosant ce qui était beau.

Comment avait-il pu se laisser faire ?
Il se le demandait encore, souvent; lorsque les nuits ne trouvaient de fin.

« Merci, Ah ri. » Et son esquisse s’était faite douce, tout contre ses lèvres. Il avait voulu lui dire tu es si gentille, Ji-Young; avait voulu crier des tu vaux tant — mais s’était muré dans la simplicité. Car n’était-ce pas brusquer, que de renverser de si forts morts ? Que de les lancer, sans même savoir trop les maitriser ? Il ne cherchait pas à faire mal, juste à rester ainsi; à s’incarner, à la vivre à ses côtés. Il voulait la paisibilite et l’acceptance. Désirait que leur conversation dure pour toute une éternité.


Car il savait qu’à ses côtés, la folie ne le happerait pas.

« Je crois me souvenir qu’elle m’avait parlé d’une soirée particulièrement chargée. Mais… Je ne sais pas ? Avec le temps j’ai pris l’habitude. » Et il ne savait pas trop quoi ajouter; Ji-Young, l’air absent. « Tu sais bien que dans ma condition, je n’ai le droit que de vivre dans le nulle part. Ici, à l’arrière de vos galeries; je me sens — je ne sais pas, apaisé ? Je sais qu’en attendant, je pourrais apercevoir ton reflet au loin; et qu’alors, je ne suis pas totalement seul. Qu’il y a de l’espoir, qu’il y a toi — quelqu’un. Une proximité, un sourire ? Vers le marché tout est si anonyme. Il n’y a que des contours connus; pour des êtres méconnus. Evidemment, les dommages collatéraux comme moi n’ont pas d’alliance ni rien, juste des vivres attrapés lors des rationnements. Je me débrouille, tout va bien; mais ici, oui, je me sens bien. » Aussi trainait sur son visage un sourire un peu étrange; de ceux trop doux, ourlés d’un brin de noir; de mystère et d’inqualifiable. Il ne se plaignait pas, non; loin de là — il narrait juste une histoire. Car que dire d’autre, oui; en cette calme compagnie ?

« Es-tu certaine de ne pas avoir froid ? Moi je vais bien; c’est plus l’idée de te voir frissonner qui m’inquiète ! Je ne voulais pas te voler ton habit; alors n’hésite pas à me le demander ? » Regard inquiet, concerné — main venant se poser sur ses épaules à lui; saisissant l’étoffe, prêt à la restituer. Car elle semblait si frêle, Ah Ri; si tant et si rien à la fois. Elle lui inspirait des contes entiers, et une attention sans fond. Comment l’avait-il rencontrée, déjà ? Qu’avait été la chose ayant attiré son regard ? Comment avait-il fini par s’attacher ? Il n’était pas certain de s’en souvenir; ne faisait qu’être reconnaissant de la voir là, ce soir.

Elle était un repère; et tant bien même avait-il souvent peur de faire un faux pas et de la voir disparaitre, elle lui apportait tant. Avait-il réellement le droit de reposer sur elle comme il le faisait déjà ? De la considérer comme un phare, un pilier à son innocence; à sa conscience ? Car quand il l’observait, oui; il se remémorait tout ce qu’il était. Il avait, alors, envie de lui conter maintes histoires; jusqu’à ce qu’elle se sente pataude de fatigue. Il avait envie; oui, de lui faire redécouvrir l’enfance.

« Bonsoir, oui. » Rire bref, embarrassé : « Je ne suis pas très doué dans l’art de converser — mais j’aime notre manière de commencer par le milieu, et de poursuivre sur les prémices. Nous sommes déstructurés, tu ne trouves pas ? Mais je trouve ça très beau, au final. La maladresse a son charme — j’appelle ça, ici; la délicatesse. » Et il était venu se passer une main dans ses cheveux; bien trop bavard pour son propre bien. Aussi ses joues s’étaient-elles vues tourner au rose, alors que gentiment heureux; il avait fait comme si de rien n’était. Car y avait-il à avoir honte, lorsqu’on était en compagnie d’une amie ?

Il ne le pensait pas, non.
Tout devait être permis; tant qu’on y retrouvait intérêt et respect.